L'oracle de Dodone
L'oracle de Dodone, le plus ancien de la Grèce, est, si on peut dire, plus ancien que la race grecque elle-même. A l'époque la plus reculée des temps préhistoriques, c'est à Dodone que se révèle la parole divine. Avant le culte des dieux hellènes, Dodone est le sanctuaire de la religion des peuples primitifs de la Grèce. Selon une très ancienne tradition rapportée par Hérodote, les Pélasges adoraient à Dodone le principe abstrait de la divinité, puissance créatrice et loi immuable des éléments. Plus tard, mais de longues années encore avant que le polythéisme classique fût constitué, le culte de Dodone se transforma. Du Dieu unique et impersonnel qui était à lui seul le principe de tout, on fit quatre divinités : Zeus, dieu supérieur, principe créateur; Dionè, son épouse, principe fécondateur; Aphrodite, leur fille, principe de l'amour, et Hadès, dieu invisible, principe de la destruction, dont on plaça la demeure sur les bords du fleuve Achéron qui coule près de Dodone dans de sauvages ravines.
Héros homériques et posthomériques
Pendant toute l'époque héroïque, bien que de nouvelles théogonies plus multiples se fussent créées à côté de l’antique religion des Pélasges, le grand dieu-primitif, Zeus Dodonéens resta en vénération à tous les Hellènes. Hercule, Inachus, Iô consultent son oracle. C'est avec un morceau du chêne fatidique que les Argonautes, d'après le conseil de Minerve, construisent la carène de leur vaisseau. Dans l'Iliade, Achille invoque en faveur de Patrocle Zeus Dodonéen. D'autres héros homériques et posthomériques, Ulysse, Néoptolème, Oreste, Enée, vont aussi interroger l'oracle révéré de la Thesprotie.
Dans les premiers temps de l'ère historique le temple de Dodone conserve son antique prestige. Mais, d'année en année, les Grecs, qui, suivant le témoignage d’Aristote, corroboré par le scoliaste d'Homère, auraient eu pour lieu d'origine le pays situé autour de Dodone et du fleuve Achéloüs, rompent de plus en plus leurs relations politiques, religieuses et commerciales avec les peuples du nord de la Grèce; ils arrivent bientôt à les considérer comme des Barbares.
L'oracle d’Apollon
Ainsi les Hellènes, sans perdre le souvenir de l'oracle de Dodone, se désaccoutument de l'aller consulter. Le voyage de Delphes leur est moins long et moins pénible que celui de l'Epire. Ils iront désormais interroger l'oracle d’Apollon, auquel ils attribuent un pouvoir fatidique égal à celui de oracle de Dodone.
C'est la pythie qui, lors de l'invasion des Perses, sauve la Grèce de Xerxès en prédisant que les Athéniens doivent se réfugier dans les maisons de bois (les vaisseaux de Salamine); c'est aussi l'oracle de Delphes qu'on interroge au moment de l'expédition de Sicile; c’est par sa voix que Socrate est appelé le plus sage des Grecs. D'autres oracles encore répondent à la pieuse crédulité des Grecs. Il y avait des oracles d’Apollon à Claros, à Didyme, à Délos. Les malades allaient consulter Esculape à Athènes, à Cyllène et à Epidaure. Amphiaraüs, l'antique devin divinisé, rendait des oracles dans le temple qui lui avait été élevé à Oropos par les Béotiens. La Béotie avait un autre oracle fameux, celui de Trophonius, dans une grotte de Lébadée. Enfin, dès l'époque de la guerre du Péloponèse, les Grecs envoyaient des théories en Lybie pour interroger l'oracle d'Ammon, qu’ils identifiaient avec Zeus. Ce fut cet oracle qui salua Alexandre-le-Grand du nom de Fils de Jupiter.
L'oracle de Dodone n'est pourtant pas tout à fait abandonné. Des Athéniens, des Péloponésiens vont encore écouter les bruissements du chêne de Zeus. Les orateurs attiques citent parfois l'oracle de Dodone en même temps que l'oracle de Delphes. Mais l'indifférence où était tombé pour les Hellènes le culte de Jupiter Dodonéen est prouvée par ces Jeux de Dodone (Jeux Naïens, de Jupiter Naïos) dont, sauf un passage d'Athénée et une inscription du Corpus de Boeckh, aucun document ne fait mention, et dont cependant les ruines d'un stade et d'un théâtre nouvellement découvertes affirment l'existence. Ne peut-on pas en inférer que les Jeux Naïens étaient des fêtes toutes locales, comme les Panathénées athéniennes et les fêtes flagellaires de Lacédémone. Seuls y prenaient part les peuples du Nord de la Grèce. Ces jeux n'avaient nullement le caractère panhellénique des Isthmiques, des Pythiques et des Jeux Olympiques. Au reste, les prêtres de Dodone n'avaient point besoin des Hellènes proprement dits pour subvenir aux frais liturgiques. Toute la Grèce demi-barbare du Nord, Molosses, Epirotes, Macédoniens, Thessaliens, affluaient près de l'oracle et comblaient son temple de riches offrandes et d'ex-voto. C'est comme Macédonien qu'Alexandre laissait un legs de 1,500 talens à l'oracle de Dodone.
Procédés de divination
A Dodone, les prêtres (tomouvis) et les prêtresses (péléades) avaient plusieurs procédés de divination. Tantôt ils interprétaient les bruissements du feuillage du Chêne sacré, tantôt ils écoutaient le murmure d'une source qui coulait près de cet arbre. Dans l'intérieur du temple s'élevaient deux colonnes de hauteur inégale. Sur la haute était placée une statuette armée d'un fouet d'osselets qui, mis en mouvement, venait frapper un bassin de bronze posé sur l'autre colonne et lui faisait rendre des sons fatidiques.
Les prètres avaient aussi recours parfois à l'ornithomancie: Ils jugeaient de la réponse du dieu au vol d'une, colombe. Mais la base de leur système divinatoire était l'audition des bruits, bruissements du feuillage, murmures de l'eau, vibrations du bronze. Ces moyens de prophétiser n'étaient employés par aucun des autres oracles de la Grèce.
À Delphes, c'était une sorte de somnambulisme magnétique. La pythie montait sur un trépied placé au-dessus d'une excavation d'où s'exhalait une vapeur miraculeuse qui enivrait la prêtresse. Un tremblement agitait son corps, ses cheveux se hérissaient, ses yeux devenaient fixes, et, prise du délire sacré, elle prononçait des paroles entrecoupées que les prêtres recueillaient et auxquelles ils donnaient une liaison et un sens.
A Claros, le prophète vaticinait après avoir bu l'eau d'une source. L'onirocritie était souvent employée.
Dans les temples d'Esculape, les malades devaient s'endormir, et le dieu leur apparaissait, pour leur indiquer les remèdes.
A Oropos, on sacrifiait un bélier à Amphiaraüs, puis on s'endormait sur la peau écorchée de l'animal, et, dans le sommeil, on avait une vision.
Il en était de même dans l'antre de Trophonius, où, au moyen d'une machine secrète, on était projeté, la tête en bas, dans un profond souterrain hanté par des apparitions.
Pour Zeus Ammon, il faisait connaître sa réponse en imprimant divers mouvements à une barque que les prêtres lybiens portaient processionnellement sur leurs épaules.
Pillé et saccagé par les Etoliens, par les Romains, par les Thraces, par les Goths, plusieurs fois démoli et reconstruit, le temple de Dodone fut complètement détruit à une époque inconnue qu'on croit être la fin du cinquième siècle. Depuis, il n'y avait plus trace du sanctuaire des Pélasges; on ignorait même le lieu de son emplacement. I1 semblait que Dodone, berceau de la religion hellénique, fût de lui-même rentré sous-terre aux jours où on abandonnait les derniers autels des dieux. Et le sentiment religieux et poétique trouvait son compte à ce que la mystérieuse disparition de Dodone concordât avec l'obscurité, de son antique origine.
Mais l'archéologie ne l'entendait point ainsi. A mainte reprise on avait tenté sinon de retrouver les ruines mêmes du temple, du moins de préciser par hypothèse son emplacement exact. Nul n'y avait réussi. Chacun plaçait Dodone à un endroit différent, et il n'y avait pas dans toute l'Epire de ruine de quelque importance où l'on n’eût vu les traces du temple de Jupiter.
Découverte des ruines
A M. Carapanos revient l'honneur d'avoir découvert les ruines de Dodone. Comme toutes les grandes découvertes d'ailleurs, celle-ci à été faite un peu par-hasard, «Pendant mes voyages en Epire, raconte M. Carapanos, j'étais préoccupé de l'idée du temple de Dodone. J'avais un grand désir de découvrir ce temple qui, le premier célèbre dans le monde hellénique, continuait à se dérober aux recherches des voyageurs et des archéologues. Je cherchais quelque preuve de son emplacement dans toutes les localités offrant des ruines que j'avais l'occasion de visiter. J'en avais déjà fouillé plusieurs lorsque, dans l'été de 1875, étant à Janina, j'appris que les villageois du district de Tcharacovista découvraient très souvent d'anciennes monnaies dans ces ruines que la plupart des voyageurs croyaient être celles de Passaron, capitale de la Molossie. Ces renseignements me donnèrent l'idée que des fouilles y mettraient probablement à jour d'anciens monuments qui pourraient contribuer à éclaircir quelques uns des points obscurs de la topographie de L'Epire. »
Or, voyez la malice des choses. Un voyageur ardent et infatigable, doublé d'un sérieux érudit, possédant à fond le grec, puisque c’est sa langue; connaissant admirablement les annales de la Grèce, puisque c'est sa patrie; passionné pour l'étude, puisque c’est son goût, M. Carapanos, cherche dans toute l'Epire les ruines de Dodone, sauf à l'endroit où elles se trouvent. Le lieu près duquel il est passé vingt fois peut-être, en allant à Janina, lui est révélé par des on-dit de paysans. Il y va avec des escouades d'ouvriers. Mais, en commençant ces fouilles, il espère découvrir non pas le temple de Dodone, — découverte qui est son idée fixe depuis plusieurs années — mais seulement « d'anciens monuments qui pourront contribuer à éclaircir quelques uns des points obscurs de la topographie de l'Epire ! »
D'ailleurs, M. Carapanos fut bientôt éclairé sur l'importance de sa découverte. Les restes d’un grand théâtre entourés des ruines de plusieurs monuments lui donnèrent à penser qu'il était en présence d'un des centres les plus importants de l'antique Epire. D'autre part, la topographie de la vallée de Tcharacovista suggéra à sa sagacité que les Molosses n'avaient jamais pu y établir leur capitale : La vallée située sur les frontières de la Molossie est séparée de ce pays par des montagnes escarpées et par des ravins presque infranchissables, tandis qu'elle est absolument ouverte du côté de la Thesprotie. M. Carapanos revint alors à son idée de Dodone. Il fit continuer les fouilles qui confirmèrent ses judicieuses conjectures en mettant à nu une infinité d'objets votifs et plusieurs inscriptions relatives à Zeus Naïos, à Dionè et à l'oracle de Dodone.
Activement menées pendant dix mois, les fouilles ont été poussées à une profondeur moyenne de 2m50 sur une superficie de plus de 20,000 mètres. Le résultat obtenu valait ces grands travaux. Les divers déblaiements de la vallée de Tcharacovista n'ont point seulement servi à déterminer l'emplacement exact de Dodone, ils ont pour ainsi dire reconstitué le sanctuaire dans la disposition de tous ses édifices.
Voici l'état actuel des ruines de Dodone, qui doivent se diviser, selon M. Carapanos, en trois parties distinctes : La ville, le théâtre et l'enceinte sacrée. Située au sommet d'une colline, la-ville est entourée de murs qui sont tous de construction hellénique, mais d'appareils variés. Dans le carré irrégulier qu'ils circonscrivent, on n'a rien trouvé que des débris de pierres et une chambre souterraine. Le théatre, adossé à la colline, est un des plus vastes et des-mieux conservés de la Grèce. A la base du gradin inférieur, le contour de l'hémicycle est de 66 mètres ; au sommet de la cave, il atteint 155 mètres. M. Carapanos y a compté quarante neuf gradins, L'édifice, soutenu des deux côtés de la cave a par deux massifs considérables de pierres quadrangulaires, posées sans ciment et jointes avec beaucoup d'art, se couronne d'une large galerie à balustrade. On trouve dans l'enceinte sacrée les restes d'un monument de 40 mètres de longueur sur 20 de largeur, dont les séparations intérieures sembleraient indiquer le pronaos, la cella et l'opisthodome d'un temple. Trois absides elliptiques ont été ajoutées Sur les faces libres du pronaos. Ces ruines seraient libres du pronaos. Ces ruines seraient celles du temple de Jupiter Dodonéen, qui aurait été transformé en église comme la plupart des temples antiques. Les colonnes, dont on a retrouvé huit tambours, semblent avoir été originairement recouvertes de stuc. À quelques pas du temple de Jupiter, on a découvert les assises de deux constructions dont on ne sait pas positivement quelle a été la destination; M. Carapanos pense qu'elles ont servi aux procédés divinatoires des prêtres de Dodone. Pour le petit édifice rectangulaire situé dans une autre partie du Temenos, on est renseigné par une roue de bronze, avec inscription dédicatoire à Aphrodite, qu'on y a trouvée; c'était le temple de cette déesse. Les ruines de deux autres temples, de propylées, d'autels isolés et de monuments votifs au nombre de plus de quarante, enfin l'emplacement présumé d’un stade complètent le tableau de ce qui fut Dodone.
Les fouilles de M. Carapanos ont encore fait trouver des antiquités de toute sorte qu'on peut évaluer à plusieurs milliers, et qui sont-pour la plupart d'un très haut intérêt archéologique. Ce sont des statuetles et des bas-reliefs de style archaïque, des vases, des trépieds, des bijoux, des armes et des pièces d'armures, de curieuses inscriptions sur plaques de métal, au repoussé et au pointillé, et plus de six cents pièces de monnaie, dont le plus grand nombre appartient aux États du nord de la Grèce et aux empereurs du Bas-Empire. Presque tous ces objets, qui avaient été offerts à l'oracle en ex-voto ou qui servaient à son culte, sont de bronze. Cette abondance de bronzes concorderait bien avec une curieuse assertion d'un auteur ancien, qui dit qu’une des murailles mêmes du temple de Dodone était formée d'un entassement d'objets de bronze, vases, trépieds, statuettes. Ainsi, quand le prêtre touchait à l’un d’eux, la vibration sonore se répercutait d'un bout à l’autre de la paroi et rendait l'oracle : Les plus belles et les plus curieuses antiquités trouvées à Dodone ont été gravées et forment l’atlas ou le second volume de l'ouvrage de M. Carapanos. L'auteur en a fait très savamment le catalogue raisonné dans le premier volume, à la suite de l’historique des fouilles et de la description des ruines.
A cause de son caractère éminemment national, l'Institut ne saurait décerner de prix à l’œuvre d'un étranger. Il n’en est pas de même de l'Association pour l’encouragement des études grecques. Son origine est presque cosmopolite; ses membres et ses donateurs appartiennent à toute l'Europe. Cette Société s’honorerait en décernant la plus haute de ses récompenses à M. Carapanos. Ce n’est point une mince chose que d’avoir après vingt siècles de silence fait parler l'oracle de Dodone.
Journal des débats politiques et littéraires, 11 septembre 1878
Henry Houssaye